XIX

Yatlan n’était plus la Cité endormie que Kadiya avait connue naguère. A mesure que le crépuscule tombait, des lampes s’allumaient aux fenêtres des bâtisses. Le silence qui avait régné durant des siècles était aujourd’hui rompu par des bruits de pas, des rires, des éclats de voix. Les Hassittis, en proie à une joie proche de l’hystérie, couraient en tous sens, restituant tous leurs trésors à ces maîtres chéris dont ils espéraient depuis si longtemps le retour.

Revenue dans ce jardin merveilleux, Kadiya sentait une ineffable paix l’envahir. Elle caressait d’une main le flacon à sa ceinture. Vide désormais. Elle avait entièrement accompli la tâche que lui avaient confiée les Disparus vivant au-delà de la Porte. Avec ce précieux pollen contenu dans la flasque, elle avait touché le front et les lèvres des gardiens silencieux de l’escalier, leur redonnant souffle et vie. Tous ces hommes et ces femmes d’un sang neuf s’activaient maintenant dans leurs anciennes demeures. Que pouvaient-ils chercher ? En réalité la jeune fille ne le savait pas vraiment : des armures, peut-être, semblables à celles de Lamaril ou bien des armes plus puissantes encore que l’épée qu’elle portait.

Les parfums qui montaient du jardin agissaient comme un baume sur l’esprit tourmenté de Kadiya, la quiétude la gagnait. Elle se laissa aller quelques instants à oublier les épreuves passées et futures, pour observer, de ses yeux lourds de sommeil, les créatures ailées dansant de fleur en fleur.

Le marais l’avait toujours fascinée avec ses nappes d’eau noyées de brume et ses chemins secrets cachés sous la végétation, derrière lesquels risquait toujours de se tapir quelque danger. La cité au-delà de la Porte l’avait émerveillée par sa beauté tranquille et rassurante. Et ici… Kadiya soupira. Alors même qu’elle tentait de s’abandonner à la paix, de repousser ses vieilles impatiences, elle se sentait toujours une étrangère. Mais alors, où serait-elle jamais chez elle ? Quand elle avait quitté la Citadelle, elle avait proclamé, avec assurance, qu’elle voulait vivre dans les marais. Elle avait affirmé que la vie de cour n’était pas pour elle. Anigel régnerait avec fierté et justice sur un trône conçu pour elle. Haramis, dans ses montagnes, consacrerait sa vie à la sagesse et aux pouvoirs. Mais elle, Kadiya, que deviendrait-elle quand ce péril serait passé si, toutefois, elle y survivait ? La question demeurait toujours sans réponse. Par un effort de volonté, elle l’écarta de son esprit.

Elle avait récemment encore essayé de communiquer avec Haramis grâce à la coupe divinatoire de Salin. Mais elle n’avait pas reçu de réponse. Peut-être sa sœur s’était-elle, à son tour, dressée contre le danger, peut-être avait-elle quitté son repaire pour traquer, elle aussi, le Mal ?

La jeune fille releva la tête. Elle avait baigné son corps amaigri et écorché dans des eaux mousseuses et bienfaisantes. Elle avait noué ses cheveux en tresses serrées sous la couronne de cheveux courts et bouclés qui ornait le haut de son crâne. Mais il lui avait fallu faire preuve d’autorité pour refuser les joyaux et les robes précieuses que les Hassittis s’obstinaient à vouloir lui faire porter. Elle préférait conserver la cotte de mailles qu’on lui avait offerte au Temple de la Fleur Intemporelle.

Un léger bruit la fit tressaillir. Sans doute un Hassitti qui s’approchait pour lui demander si elle désirait quelque chose.

« Un lieu qui invite au rêve… »

Bien qu’ils lui fussent parvenus par voie mentale, ces mots n’étaient pas prononcés par un Hassitti. Kadiya voulut se lever mais Lamaril l’en retint et s’assit à côté d’elle sur la marche, son armure tintant au contact de la pierre.

Depuis le matin, elle brûlait d’envie de lui poser une question. Le moment lui parut propice :

« Eprouves-tu de la colère ou de la peine à voir ce qu’est devenue Yatlan ? »

Lamaril ne répondit pas. Kadiya resta toute décontenancée. Sans doute, avec son impétuosité habituelle, avait-elle franchi une limite qu’elle aurait dû respecter. Il faisait trop sombre pour qu’elle puisse distinguer l’expression du visage du Sindona. Peut-être ce lieu était-il pour lui rempli de souvenirs heureux… ?

« Tu vois au fond des âmes, finit-il par répondre. A l’intérieur de ces murailles, on se sent entraîné dans une sorte de rêve où l’on peut retrouver la chaleur et les joies de l’enfance. Mais c’est l’ombre de ce qui fut et nous ne devons pas laisser les ombres prendre le pas sur le réel. J’ai connu l’ancien Yatlan. Je dois maintenant apprendre à découvrir le nouveau… si l’on m’en laisse le temps.

– Les montagnes… murmura Kadiya en posant la main sur la garde de son épée.

– Les montagnes nous attendent, acquiesça-t-il. Salin a discuté avec ceux de sa race. Le rêveur Hassitti a des choses à nous dire. Oui, le Mal revient pour libérer les anciennes forces des Ténèbres. Des forces terribles…

– Que devons-nous faire ? »

Kadiya pouvait concevoir une lutte contre des hommes, contre des Skriteks, comme elle les avait autrefois combattus. Mais fallait-il maintenant convoquer Haramis et Anigel afin de réunir les talismans en une arme toute-puissante ?

« Pour le moment, cinq de ces êtres maléfiques dorment encore. Ils attendent que celui d’entre eux qui a été à la recherche de Varm revienne pour les réveiller. Ce sont eux les Seigneurs des Ténèbres que nous n’avions pas réussi à exterminer. Mais nous les avions enfermés dans une prison scellée par une magie si puissante que nous pensions que nul ne pourrait jamais la rouvrir.

– Jusqu’à ce qu’Orogastus intervienne, dit Kadiya. Mais si vous n’avez pas pu les vaincre autrefois, comment espérer y parvenir aujourd’hui ?

– Dans le sommeil, ils sont impuissants. Nous devons arrêter l’envoyé de Varm avant qu’il ne les réveille. Mais, Fille de Roi d’un autre temps, ton rôle à toi est achevé. »

Kadiya sentit une bouffée de colère l’envahir. Allait-elle maintenant être écartée, comme une enfant rejetée par les adultes ?

« C’est en effet un autre temps », répliqua-t-elle, en tentant de réprimer sa violence naturelle et de faire preuve d’un calme qu’elle était loin d’éprouver. « Il y a des jours et des jours, j’ai prêté le grand Serment et j’ai juré de servir les marais, c’est-à-dire le pays et ses habitants. Ceux de ma race ignorent le plus souvent la vie de ces régions. Moi, depuis mon enfance, j’ai été attirée par ces zones humides. Quand j’ai appelé à l’aide les Nyssomus, les Uisgus se sont également joints à nous pour se battre, ce qu’ils n’avaient jamais fait pour quiconque de mon sang, pas même pour Krain, mon père.

» Tout ce qui touche cette terre, tout ce qui menace cette terre me concerne, car il s’agit bien là de mon temps. Ce jardin, lui-même, m’a livré une arme façonnée à ma main. » Elle avait dégainé l’épée et la tenait fièrement devant elle. L’œil trilobé était grand ouvert. Mais il ne dardait aucun rayon menaçant ou vengeur. On aurait dit plutôt qu’il observait Lamaril et la jeune fille, qu’il les jaugeait.

« Tant que cette épée restera entre mes mains, Seigneur Gardien, je m’impliquerai dans les batailles livrées dans les marais. »

Lamaril hocha lentement la tête :

« Si telle est ta volonté, Kadiya, nous ne saurions nous y opposer. Cependant tu ignores ce qui nous attend. Les Pouvoirs déchaînés contre nous risquent d’être tels qu’ils réduiront à néant ton talisman. Nous ne sommes même pas certains de pouvoir résister nous-mêmes, si ceux qui dorment sont réveillés et armés par Varm. Depuis longtemps, si longtemps, nous avons franchi la Porte du Temps pour vivre en paix… Nous n’avons rien oublié de l’usage des armes, mais voilà tant de saisons qu’elles sont restées au fourreau. Je ne voudrais pas que tu nous croies tout-puissants. Dans ce monde temporel où nous sommes revenus, nous mourrons aussi facilement que ceux de ta race ou que ces petites créatures que sont les Singuliers. »

Il s’empara brusquement de la main de la jeune fille et la posa sur son avant-bras. Kadiya sentit palpiter une chair semblable à la sienne. Elle n’avait rien de la rigidité ni de la froideur de la pierre.

Un insecte les effleura, se posa sur un doigt de Lamaril, qui poussa une exclamation et le chassa vivement.

« Tu le vois, même les insectes parviennent à nous piquer. Nous sommes vulnérables.

– Mais vous êtes les Disparus. Cette cité était déserte et envahie par les lianes bien avant que mon peuple n’arrive. Et nous sommes là depuis plus de six cents fois quatre saisons. Pourtant, tu te souviens de chaque ruelle comme si tu les avais déjà toutes parcourues.

– Dans ce monde-ci, le Temps existe et régit la vie. Alors qu’il n’a pas cours dans l’univers au-delà de la Porte, répondit Lamaril. Les miens vivent fort longtemps mais, ici-bas, ils connaissent eux aussi une fin. Binah n’est-elle pas morte ? Elle avait choisi de demeurer dans ce monde temporel et les années ont pesé de plus en plus lourd sur elle. Oui, quand tu as fait franchir la Porte à nos êtres intérieurs et que tu nous as rendu nos corps, nous avons quitté l’éternité pour nous remettre entre les mains du Temps et celles de la Mort.

– Nous allons donc partir vers les montagnes ? » demanda Kadiya.

Dans leurs légendes, les bardes avaient fait des Disparus des êtres immortels. Et voilà que Lamaril lui racontait qu’ils étaient eux aussi des êtres temporels et mortels, et qu’ils avaient choisi ce destin en acceptant de venir combattre ici-bas !

« Au moins connaissons-nous la route, même si nous ignorons ce qui nous attend au bout, dit Lamaril. Parle-moi de ton peuple, Kadiya. Tu dis avoir choisi les marais après la chute d’Orogastus. Quelle était donc la vie que tu as quittée pour venir ici ? »

Elle aussi, effectivement, avait pris la décision de changer de vie, tout comme Lamaril et ses compagnons avaient choisi de réintégrer le monde temporel. Kadiya se mit à parler de la Citadelle. Les souvenirs de son existence entre ses murs lui revenaient par bribes, certains brillants et colorés, d’autres sombres ou atroces, comme ces dernières heures d’épouvante où Voltrik avait franchi les remparts et mis un terme au bonheur et à la paix.

Elle préféra évoquer d’abord les moments de joie, la vie dans la forteresse sans doute construite par le peuple de Lamaril, les fêtes de mi-saison, celles des Trois Lunes, les arrivées des marchands sur leur flottille au retour de la foire de Trevista, les parties de chasse avec Jagun, et même les ennuyeuses cérémonies officielles, auxquelles elle rêvait tant d’échapper, alors…

Puis elle parla des heures sombres, de la mort frappant son père et ses gardes, du corps lacéré de sa mère, de sa fuite à travers les souterrains qui l’avait conduite dans les entrailles de la terre.

« Le reste, je l’ai déjà raconté », conclut-elle en réprimant un tremblement. Parvenait-on jamais à oublier le sang et les carnages ?

Il lui reprit la main et la tint fermement entre les siennes. Elle sentit une douce chaleur chasser ses angoisses et un sentiment d’une force nouvelle l’envahit.

Elle avait un lien avec Anigel et Haramis, mais un lien ténu. Les trois sœurs étaient trop dissemblables. Seul le lien du sang les réunissait dans les heures vraiment graves.

Jagun était son compagnon fidèle, son camarade de combat mais ils étaient tous deux de races trop différentes. Elle pouvait l’appeler à l’aide à tout moment. Cependant jamais il ne comblerait ce vide à l’intérieur d’elle-même dont elle ignorait jusque-là l’existence et dont elle venait de découvrir avec effroi la profondeur.

Cette main serrée sur la sienne lui sembla, comme l’épée, une clé susceptible de lui ouvrir une nouvelle voie : c’était comme une clé ouvrant la porte à des sentiments inconnus.

Non, elle ne voulait pas tourner cette clé ! L’instant et le lieu lui appartenaient. Elle ne voulait ni rêver ni entrevoir l’avenir. D’un geste sec, elle se dégagea et se hâta de poser une nouvelle question :

« Cette prison dans la montagne est-elle très éloignée ?

– Il faut-traverser le Bourbier Doré, répondit-il. Puis on accède aux contreforts des montagnes. Jadis nous avons barré le chemin en le dissimulant du mieux que nous pouvions. Ce ne sera pas facile.

– Les chemins des marais ne sont jamais faciles, répliqua Kadiya. Nous pouvons emprunter les rivières et les ruisseaux pour circuler plus aisément mais tous font de nombreux méandres. Partirons-nous en direction du Mont Brom ou du Mont Gidris ? Ma sœur Haramis y règne, et son pouvoir…

– Non. Nous allons contourner l’Enfer d’Epines puis descendre vers le sud à travers le pays uisgu pour approcher du pic de Rotolo.

– Et les Vispis ? C’est leur territoire ! Ne seront-ils pas également en alerte ?

– Nous pensons que l’antique loi du silence sera respectée, répondit Lamaril en secouant la tête. Le suppôt de Varm qui part réveiller ses compagnons a tout intérêt à se taire pour protéger son retour. Salin et le rêveur Hassitti ont cherché à découvrir où pouvaient se cacher les dangers dans les montagnes. Mais ils n’ont pu voir que la crainte et l’horreur que suscite le passage de la mort puante dans les marais.

» Les Uisgus fuient déjà le Fléau qui transforme la terre en pourriture en se dirigeant vers le Sud.

– Mais es-tu certain de savoir où se trouve la prison des Endormis ? » demanda Kadiya, sans trop savoir pourquoi elle posait cette question.

Il le savait, bien entendu. Pourtant, à sa grande surprise, il hésita avant de répondre.

« Le pays a changé, finit-il par dire. Les deux visionnaires que nous comptons parmi nous ne voient qu’une étendue dévastée par le Fléau et qu’il va nous falloir franchir. »

Kadiya songea à son épée. Sa force suffirait-elle à leur ouvrir un passage ?

Sans doute avait-il lu dans ses pensées, car il intervint aussitôt :

« Le feu purifiera en partie. Nous pourrons avancer, si l’être des Ténèbres qui cherche à gagner, comme nous, la prison des Endormis ne fait pas appel à une arme plus puissante. »

Toutes les légendes qui avaient bercé l’enfance de Kadiya racontaient que les Disparus étaient tout-puissants. Mais les propos de Lamaril n’étaient guère rassurants et la jeune fille se sentit envahie par le doute. Peut-être n’existait-il aucun refuge parfaitement sûr, du moins de ce côté-ci de la Porte. Mais son pays était ici, c’est là qu’elle voulait vivre.

 

La petite troupe partit très tôt le lendemain matin. A la grande surprise de Kadiya, six Hassittis les attendaient lorsqu’ils se rassemblèrent. Ils avaient abandonné leurs anciens atours et ne portaient plus que quelques chaînes serties de gemmes. Chacun d’eux tenait un sac. Kadiya reconnut les deux premiers : Tostlet, la guérisseuse, et Quave, le rêveur.

Ils étaient armés de longs couteaux qui, étant donné leur petite taille, leur serviraient d’épées et d’étranges bâtons d’où pendaient une série de cordelettes, semblables à des martinets. Kadiya ignorait leur usage. Qu’ils se soient joints à là troupe et que les Sindonas les aient autorisés à le faire intriguaient Kadiya. Mais Lamaril et ses soldats semblaient considérer leur présence comme évidente.

Ils sortirent de la ville par la Porte d’illusion et se dirigèrent vers l’ouest en évitant l’Enfer d’Epines. Devant eux s’étendait une longue bande de terre stable où ils ne risquaient pas de s’enliser. Kadiya parvenait à percevoir les images mentales qui lui étaient directement adressées, mais n’arrivait pas à suivre les autres échanges. Elle comprenait seulement que les Sindonas échangeaient continuellement des informations entre eux et, peut-être, avec les Hassittis.

Elle ne marchait pas en compagnie des Gardiens mais avec ses vieux compagnons : Jagun, Smail et Salin. Le rythme imposé par Lamaril n’était pas encore trop dur pour la vieille Uisgu.

Bientôt Jagun et Smail se séparèrent de la troupe pour partir en éclaireurs même si les Sindonas n’en voyaient pas la nécessité. « Mais c’était bien là dans leur tempérament de Singuliers », pensa Kadiya.

Ils étaient déjà fort éloignés de Yatlan lorsqu’un avertissement muet de Jagun parvint dans l’esprit de la jeune fille. Elle courut rattraper Lamaril.

« Des Skriteks ! Une compagnie entière ! Jagun vient de croiser leur piste ! »

L’un des membres de l’escouade qui suivait le Capitaine s’était tourné vers l’est. C’était Lalan, la femme que connaissait Kadiya. Elle avait rabattu le masque de son casque et paraissait humer l’air alentour.

« Une arrière-garde ! La créature de Varm avance rapidement et les Naufrageurs la suivent. »

Cette fois, Kadiya avait réussi à comprendre les signaux qu’elle envoyait mentalement à ses camarades.

« Il y a aussi des Uisgus, continua la jeune fille, répétant tout haut les phrases que lui transmettait mentalement Jagun. Ils fuient devant la pourriture et Smail est parti les prévenir. »

Lamaril se contenta de hocher la tête et de presser le pas. Kadiya se sentit obligée de retourner aider Salin car, aussi vaillante que fût la vieille femme, elle ne pouvait accélérer davantage. Toutes deux commençaient à se laisser distancer quand des Hassittis se regroupèrent autour d’elles. Avec des manières un peu brusques, Tostlet repoussa Kadiya pour offrir son propre soutien à la vieille Uisgu :

« Nous nous chargerons d’elle, Noble Dame, l’assura-t-elle. Va là où ton Pouvoir sera utile. »

Suivie d’une petite troupe Hassitti, Kadiya se mit à courir pour rattraper le chef de file. Au moment où elle arriva à sa hauteur, Lamaril tira du fourreau, qui lui battait le flanc gauche, une fine baguette qu’il brandit en criant :

« Que cela soit ! »

La pointe de cette arme étrange se mit à vibrer. Kadiya frissonna. Une douleur intense lui vrillait les yeux.

Le Capitaine des Sindonas lui saisit la main et rabattit son masque, qu’elle avait relevé sur sa tête.

La douleur disparut aussitôt. Elle avait tiré son épée et sentait la chaleur envahir sa main. Dans les orbites, les paupières étaient grandes ouvertes. Kadiya leva instinctivement son arme-talisman, comme si ses yeux étaient réellement dotés de vision et pouvaient comprendre ce qui se passait et ce qu’on attendait d’eux.

Depuis leur départ de Yatlan, les Sindonas avaient marché en colonne étroite. Tout à coup, ils changèrent de disposition. Ils se mirent à avancer les uns à côté des autres, en formant une ligne incurvée, comme Kadiya l’avait déjà vu faire aux chasseurs nyssomus pour rabattre le gibier dans les rets.

Chacun d’entre eux tenait maintenant une baguette à la main et poussait ces cris stupéfiants que Kadiya n’entendait plus mais dont elle savait qu’ils devaient être insupportables pour ceux qui ne portaient pas de masque comme elle. Seuls les Hassittis semblaient ne pas en être affectés et marchaient vaillamment, leur piste recoupant parfois celle des Gardiens.

Ils approchaient d’un épais taillis, le premier obstacle qu’ils aient rencontré depuis leur départ de la Cité, lorsque les branches se mirent à s’agiter furieusement. Un Skritek surgit. Une écume verdâtre moussait aux commissures de ses lèvres retroussées et ses yeux lançaient un éclair rouge semblable à celui qui les animait lorsque la fièvre de la tuerie les saisissait.

Mais l’agresseur semblait désarmé. Se tenant la mâchoire à deux mains, il agitait la tête en tous sens. Soudain, il tomba à genoux et parut incapable de se relever, en dépit de tous ses efforts. Son regard exprimait une horrible souffrance et une rage haineuse.

Voyant l’un des Hassittis s’approcher de la créature furieuse, Kadiya fit un pas en avant, craignant que leur petit compagnon ne soit décapité d’un seul coup de crocs, mais le bras de Lalan lui barra la route.

Avec son fouet étrange, le Hassitti frappa violemment la tête écailleuse du Skritek. Le Naufrageur s’écroula presque à ses pieds, lançant sa patte griffue vers son agresseur. Mais celui-ci était déjà hors de portée et regardait l’ennemi retomber, le visage dans la boue, le corps agité de soubresauts.

Le Hassitti se mit alors à effectuer une sorte de danse triomphale. Le coup de fouet cinglant avait atteint son but. Il avait anéanti la victime.

Lorsque la petite troupe se remit en marche, en abandonnant le Skritek derrière, ni les Sindonas ni les Hassittis ne jetèrent un regard vers lui. Pourtant, l’ennemi n’était pas mort. Kadiya voyait son corps se tordre et l’entendait haleter.

Arrivés en lisière du taillis, ils s’arrêtèrent un moment. Lamaril arracha une brindille, roula la tige et les feuilles entre ses doigts et les porta à ses narines, les flairant longuement avant de les jeter.

Puis, après avoir passé lentement le doigt sur toute la longueur de sa baguette, dans un geste qu’imitèrent aussitôt ses compagnons, il brandit son arme étrange et avança aussi simplement que si la barrière végétale n’existait pas. Les feuilles, les tiges, les lourdes branches disparurent. L’air se remplit d’une brume verte aussi dense qu’une fumée épaisse. En emboîtant le pas à Lamaril, Kadiya s’étonna de sentir les parties dénudées de sa peau s’humidifier et devenir aussi vertes que les peintures dont les Uisgus s’enduisaient le corps.

La disparition des broussailles révéla la présence de cinq autres Skriteks qui se roulèrent à terre, abandonnant leurs armes. Le Hassitti et deux de ses compagnons se servirent à nouveau de l’étrange pouvoir de leur fouet, réduisant à merci les ennemis.

Ils les abandonnèrent à leur sort, concentrant leurs forces sur un seul d’entre eux qui rampait vigoureusement, en agitant la tête tandis qu’il ouvrait et refermait ses crocs sur une proie invisible. Il portait autour de la gorge une chaîne de métal noir où pendaient de petits osselets gris semblables à des phalanges.

Kadiya reconnut aussitôt qu’il s’agissait d’un chasseur expérimenté, chef parmi les siens.

Le chef Naufrageur réussit à se retourner sur le sol pour leur faire face. Sa tête se levait et s’abaissait, comme s’il implorait le ciel. Kadiya recula d’un pas. La créature poussa un hurlement formidable, évoquant celui dont se servaient les Sindonas pour attaquer mais qui, là, exprimait une haine si violente qu’elle frappa la jeune fille au visage comme un jet de poison.

Trois Hassittis l’encerclèrent prudemment. Le Skritek se releva sur un coude, balayant du bras gauche l’espace autour de lui. Ses griffes crochues manquèrent de peu la poitrine du Hassitti le plus proche. Les deux autres firent un bond que Kadiya n’aurait jamais cru possible pour des créatures aussi petites. Leurs trois fouets cinglèrent simultanément la tête de leur proie.

Un dernier sursaut de rage, et le corps retomba, sans vie, en travers du chemin. Ils durent le contourner pour avancer.